Comme vous ne vous en doutez pas, cet article sera sans image. Déjà parce que ça changera de d'habitude (...), et puis aussi parce que de toute façon, la photo dont je veux parler n'existe pas en tant que telle, puisqu'elle n'a pas été prise.
Si j'étais photographe, j'aurais eu aujourd'hui l'occasion de réaliser un bon cliché, une image qui, par un certain aspect comique, aurait pu montrer notre société dans toute son invraisemblance.
Je développe : je marche dans la rue. J'ai dans la poche une pièce de un euro. J'ai dans la main un mini dépliant sur le film "We feed the World". Le dépliant indique, assez lisiblement, qu'il s'agit d'un documentaire sur "le marché de la faim". Dessus, on voit un charriot de supermarché, avec à l'intérieur, un globe terrestre. Comme je ne veux pas qu'on me prenne pour une fille futile, je garde bien en main mon dépliant, de façon à ce que les gens puissent voir ce à quoi je m'intéresse. Un truc dans le genre "Moi, vous voyez, je me préoccupe de la faim dans le monde et de l'ignominie des gaspillages de nourriture qui sont faits chaque jours, à cause des multinationales et du sacro-saint capitalisme." Oui, "moi je". J'ai hélas! des moments "moi je". Ce n'est pas ce qu'il y a de plus glorieux, je vous l'accorde. Mais là où la situation devient drôle, là où je me mets à rire intérieurement de moi-même, c'est quand je passe devant un SDF, assis à l'ombre de l'un de ces énormes bacs à fleurs, ces immodes trucs en pierre que l'on voit en ville. Il tend sa casquette aux passants. Il mendie parce qu'il ne peut pas faire autrement. Si personne ne lui donne de pièces, il ne peut pas manger. Et je vous le rappelle, à ce moment là, j'ai un euro en poche. Et que fais-je? Je passe devant cet homme, je ne le regarde pas, et évidemment, je ne lui donne pas mes un euro. C'est là qu'on prend la photo. Flash! Ne bougeons plus, mais ne sourions pas, il n'y a vraiment pas de quoi. Sur le cliché, on voit donc ceci : une fille qui passe, tenant dans sa main un papier sur lequel on peut lire "le marché de la faim", et juste à coté d'elle, en bas de la photo et dans l'ombre, un SDF qui tend sa casquette. La fille semble ne pas le voir, mais lui, il a le regard fixé sur le papier qu'elle a dans la main. Quel potentiel comique, vous ne trouvez pas? Moi j'adhère entièrement.
Bon, évidemment, pour ce qui est de la fin de la description de la photo, j'invente un peu. Je ne pense pas que quiconque ait pu lire mon dépliant, en fait. Le SDF n'a certainement pas non plus eu l'occasion de le faire : il devait tellement s'attendre à ce que personne ne lui donne quelque chose qu'il ne faisait pas vraiment attention aux passants. Il se perdait plutôt dans la cotemplation muette des pavés. Il n'empèche que... il n'empêche que dès que je me suis aperçue du paradoxe de la situation, j'ai rageusement rangé mon dépliant dans mon sac.
Il y a des jours comme ça, où on ferait mieux de mettre son ego dans sa poche, à la place de la pièce de un euro qui y traîne...