Sur le chemin que je prends chaque jour pour aller en cours, il y a une librairie. Non, en fait, il y en a trois : un bouquiniste, rarement ouvert, chez qui je ne suis jamais entrée, les trois Gibert, que je compte pour un seul, qui représentent pour moi une tentation quotidienne, et une librairie pour enfants. C'est de celle-ci dont je voudrais parler. Depuis septembre, je passe devant cette librairie qui s'est créée sous mes yeux, au fil des jours. Je l'ai vu naître, pourrait-on dire. A chaque fois que je passe devant cette librairie, je regarde ce qui s'y passe. Mais bien sûr, il ne se passe rien. Ah, aujourd'hui, la vendeuse s'occupe de la vitrine ; tiens, ils viennent de recevoir des nouveaux ouvrages; bizarre, ils ont déjà fermé. Alors non, finalement, il ne se passe pas rien ; il se passe des choses. Des choses normales pour une librairie.

Je n'ai jamais pensé que je verrais cette librairie uniquement de l'extérieur, au contraire. Je me suis toujours dit que j'irais voir à quoi elle ressemble de l'intérieur, mais sans jamais me décider à entrer. Pourquoi ne pas entrer, me direz-vous ? Surtout quand on sait que je passe tous les jours devant... Et bien justement parce que je passe tous les jours devant, et parce que je passe tous les jours devant pour aller en cours ou pour rentrer chez moi ; autrement dit, je ne passe jamais devant sans but, et je suis toujours pressée. Par conséquent, pourquoi m'arrêter ? Comment faire pour entrer ? Pourquoi y entrer et comment faire pour m'arrêter ? Questions stupides...?  Non, je ne le crois pas : il s'agit de briser ma routine, de choisir de ne pas rentrer immédiatement chez moi, de penser à partir plus tôt pour ne pas être en retard, de n'être pas accompagnée mais bel et bien de faire le trajet seule... et puis il s'agit aussi d'être dans l'état d'esprit qui convient, quoique je ne crois pas qu' il y ait -en droit, du moins- de bons ou de mauvais moments pour entrer dans une librairie. Pour entrer, il faut être insouciant.
J'étais insouciante ce midi, pour diverses raisons : j'avais prévenu que je rentrerai plus tard, mais le "plus tard" n'était pas encore atteint quand je suis passée devant la librairie. J'avais en tête l'idée que le week-end approchait, et que j'aurai tout mon temps pour faire mes devoirs. Je me sentais solitaire et l'étais sans conteste, ravie de ma solitude comme on peut l'être quand on a l'impression que les autres sont toujours présents, et trop présents. Et puis surtout, j'avais depuis plusieurs semaines un motif pour entrer dans la librairie : dans la vitrine, depuis des jours et des jours, une gravure en noir et blanc attirait mon regard, et à côté de cette gravure on avait écrit noir sur blanc "exposition". Insouciante  donc, mais pas innocente. J'avais une arrière-pensée : voir cette "exposition". Une librairie si petite, qui propose une exposition ? une librairie pour enfants qui  montre une gravure si sombre et si tragique ? Je suis rentrée. Veni vidi vici.  Je suis venue, j'ai vu, j'ai vaincu. Qu'est-ce que j'ai vaincu ? Mais rien, rien du tout, voyons !  Il n'était nullement question d'un rapport de force ! Et pourtant. Pourtant, j'ai vaincu la partie de moi qui n'entrait pas par habitude. Et j'ai aussi remporté une minuscule bataille sur l'inculture. J'ai découvert Frans Masereel.
Frans Masereel et son oeuvre, Frans Masereel et son art. L'exposition commençait -ou finissait, je n'ai pas réussi à savoir- par un texte de Stefan Zweig, qui exprimait une admiration sans borne pour le travail de Masereel. Un texte élogieux, intelligent, et plein de références à d'autres artistes. Un texte à relire, sans doute. Et puis bien sûr, il y avait quelques unes des gravures de Masereel, celles de son livre Die Stadt.
Je voudrais écrire pourquoi j'aime, mais je crains que mes propos ne semblent ridicules : il y a des expressions que je trouve absolument stupides en elles-mêmes, comme "souffle vital" ou "sentiment tragique de l'existence", mais qui me paraissent pourtant être les seules aptes à dire ce que je crois déceler dans ces gravures.
J'essaie de réfléchir, et de voir si les deux expressions sont réellement valables. Je crois que la première l'est, car le texte de Zweig mentionnait lui aussi quelque chose comme "la visibilité des forces de la nature" dans les gravures de Masereel. La seconde expression, en revanche, me semble plus contestable : il n'y a pas que du tragique dans ces gravures, cela me paraît évident. Le tragique dont je parle est celui que j'ai ressenti et que je ressens toujours quand je vois la gravure de la vitrine. Celle-ci est fondamentalement tragique : un dessin presque en contre-plongé d'un homme en situation surplombante, mais pourtant courbé et dont le regard, s'il n'était pas volontairement masqué par le bras de l'homme lui-même, serait dirigé vers le bas, je l'appelle tragique. J'y vois un homme abattu et résigné, conscient de n'être pas à la hauteur de... de quoi au juste ?
Mais il n'y a pas que du tragique, comme je le disais. Il y a aussi d'autres gravures, moins pesantes à regarder : je me souviens par exemple d'une gravure représentant un chat descendant un escalier, absolument réussie, et de tous points de vue.
Dans les deux gravures que j'ai décrites, il n'y qu'un seul protagoniste. Pourtant, Masereel semble aussi se plaire à nous montrer la foule, ou plutôt les foules : la foule qui se révolte, celle qui s'amuse, celle qui travaille... Et dans ces cas là, le tragique est beaucoup moins visible, même si je crois qu'il est encore présent : la foule qui se révolte est celle qui espère quelque choe, ou qui justement désespère, celle qui s'amuse est joyeuse, mais j'ai trop tendance à penser qu'elle ne se divertit qu'au sens pascalien du terme. Quant à celle qui travaille, elle est enfermée dans sa routine et son activité, et c'est en cela que je trouve qu'elle est tragique.

                                     

La gravure de la vitrine, ou presque : il ne devrait pas y avoir ces affreuses écritures dessus; j'aurais pu couper l'image, mais j'ai renoncé, parce qu'en ne gardant que le haut du mur, elle perdait son expressivité.

Savez vous que j'ai encore dû réécrire une bonne partie de cet article ? au moment de poster, je me suis aperçue que tous le début avait disparu... serais-je maudite ?!?!