asphalte-et-cumulus

je ne vous connais pas, je vous frôle, là sur le quai, épaule contre épaule

Vendredi 20 février 2009 à 20:34

Les idées s'associent étrangement, et tout finit par concourir au même point. Hier encore, on me dit « Écoute Brassens ! C'est dingue, le débit qu'il a ! » Je pense « débit de l'eau, débit de lait ». Je pense Bobby Lapointe. Je pense système binaire oui, mais aussi système bibinaire ! Et je pense à lui, lui n'étant évidemment pas Bobby Lapointe, même si lui, comme Bobby Lapointe, est mort. La différence entre Bobby Lapointe et lui, c'est que lui est mort il y a une semaine.

 

Mes propos, je crois, n'auraient pas de poids si je ne disais pas qui est ce lui. Lui, c'est mon professeur de mathématique de première. C'est sous cet angle là que je l'ai connu -et non, je n'ai pas fait exprès, pour le jeu de mot entre mathématique et angle.

 

Autant le dire tout de suite, la mort n'est jamais tombée vraiment très près de moi. Je n'ai jamais ressenti, je crois, un sentiment de malaise aussi fort que celui que j'ai ressenti l'autre jour, quand j'ai appris que mon ancien prof était mort. J'essaie de me souvenir, mais je suis sûre, je n'ai jamais éprouvé cela. La mort était donc tombée si loin de moi, toutes les autres fois ?

 

Nous étions toujours quatre en cours de mathématiques avec monsieur D. Nous n'étions toujours que quatre, car nous n'étions que quatre à avoir choisi cette option -l'option math en section littéraire, il faut bien dire ce qui est, n'est pas des plus demandée ; beaucoup considèrent que c'est une folie, et certains autres considèrent que c'est une trahison : on est là pour faire de la littérature pas pour pactiser avec l'ennemi. Pour ma part, j'ai toujours pensé que c'était une folie vu ma difficulté à comprendre des concepts aussi abstraits que ceux des mathématiques. Je n'ai jamais su ou pu voir où on voulait en venir, et je n'ai jamais su ou pu me dire que je pouvais faire des mathématiques sans savoir où on voulait en venir. D'où mon rapport conflictuel avec elles.

 

Bien sûr, ne vous attendez pas à ce que je vous dise, sous prétexte d'éloge funèbre, que monsieur D. a été celui qui m'a fait aimé les mathématiques. Ce n'est pas vrai. Monsieur D a été mon professeur pendant un an, il a suivi le programme, parfois j'ai aimé, parfois j'ai compris, mais aujourd'hui, je crois que des mathématiques de première L, je n'ai rien retenu. Si j'ai retenu une chose de ces heures passées en salle 101 (tiens, je me souviens donc aussi du numéro de la salle !), c'est cette ambiance si particulière des cours en groupe très réduit : il y a avait elle, elle, elle, moi, et lui. C'est tout. Elle et elle n'aimaient pas trop lui. Elle l'aimait plutôt bien, car lui l'aimait beaucoup. Moi, j'aimais bien lui, et lui ne m'aimait sans doute pas plus que ça, excepté peut-être parce qu'entre ses quatre élèves de l'option math, c'était moi la meilleure. On a beau dire, ça aide.

 

Là encore, pas d'éloge funèbre : j'avais avec lui une relation qui s'apparente à la relation la plus normale qu'il puisse y avoir entre un élève et un professeur. Jamais je ne me suis confiée à lui. Jamais il ne nous a dit quoi que ce soit de sa vie privée. Un prof exemplaire, un prof normal. Tout simple. Peut-être un peu plus intéressé par l'informatique que le prof quinquagénaire moyen d'aujourd'hui, et peut-être aussi un peu plus étrange aussi, toujours pieds-nus dans ses sandales.

 

Et aujourd'hui, je suis sûre que si je reparlais de lui à un ancien du lycée, je dirais, malgré moi : « tu sais, celui qui était toujours pieds-nus dans ses sandales ».

Et je me haïrai. Je me haïrai de l'avoir réduit à cela dans un but stupide, faire passer une information.

 

Faire passer une information qui, d'ailleurs, n'a pas à passer. Car fondamentalement, ma vie n'aurait pas changé si je n'avais pas su que monsieur D était mort, j'aurais continué à penser, jusqu'à ma mort à moi, qu'il était vivant, ou du moins à ne pas me douter qu'il était mort.

Mais je le sais. On me l'a dit ; on m'a annoncé la mort pour se débarrasser d'elle, comme on recrache un fruit qui a un drôle de goût. Mais quand on recrache, il est trop tard : on a déjà goûté, et le goût du fruit reste dans bouche, quoi que l'on fasse. C'est dégueulasse, et ça ne passe pas. On aurait presque pu garder le fruit dans sa bouche, en fin de compte, ça n'aurait rien changé. Au moins, d'autres ne l'auraient pas goûté... Sauf que l'on ne pense pas à cela, dans l'immédiat. Dans l'immédiat, on recrache, on se dit « c'est affreux, hors de moi cette chose ». J'ai fait pareil : j'ai recraché : j'ai dit à la première personne que j'ai vue : « Et puis mon prof de math de première est mort ». Comme ça. Comme le dernier et le plus intense de mes maux.

La personne en question, cependant, ne l'avait pas connu, lui. Tant mieux : elle n'allait pas sentir cet affreux goût que je sentais moi, même si je me mettais à découper ce fruit et à le lui faire manger à la petite cuiller.

 

Bien sûr, je pourrais prévenir elle, elle et elle. Mais à quoi bon ?

 

Maintenant, cela ne me soulagera plus. J'ai eu le temps de digérer la nouvelle comme on dit. Remarquez comme tout s'accorde bien ; je parlais de fruit, et maintenant, de digestion. Non, il n'y a rien de répugnant dans tout cela. Cela n'est pas objectivement répugnant : c'est juste infect pour moi.

 

Le goût finira bien par passer.

Ou par s'atténuer.

D'ailleurs, je crois qu'aujourd'hui, si l'on me parlait de débit, je ne penserais plus à Bobby Lapointe, et, si du moins j'y pensais, je ne ferais peut-être pas l'association entre lui et monsieur D, qui nous avait parlé de l'idée géniale de Bobby Lapointe, le système bibinaire.

 

Je ne reproche pas à la personne qui m'a dit « monsieur D est mort » de me l'avoir dit. Je comprend. Que pouvait-elle faire d'autre ?

Hors de moi cette chose

Et d'ailleurs, la personne qui lui a dit n'a-t-elle pas fait pareil ?

Hors de moi cette chose

Jamais, dans cette histoire-là, on ne s'est dit « il faut qu'il -ou qu'elle- sache que monsieur D est mort ». Toujours, de mon point de vue au moins, on a pensé :

Hors de moi cette chose

 

Mais toujours la chose est restée,

Dégueulasse et infecte.

 

Et moi, que suis-je en train de faire ? Toujours pareil :

Hors de moi cette chose

 

Qui lira cela ?

Certainement pas elle, ni elle, ni elle. Heureusement.

La personne qui m'a dit « Monsieur D est mort » ?

Sans doute. Mais qu'importe, je ne lui en veux pas. Je sais bien qu'il aurait de toute façon fallu que je l'apprenne un jour ou l'autre. Si le ton est amer, c'est parce que la chose est amère. Rien d'autre.

 

Monsieur D, si ça se trouve, est mort heureux : comme on dit pour se consoler, « il est mort en faisant ce qu'il aimait ».

 

« - Monsieur D est mort.

- Hein ? Comment ?

- Accident de montagne »

 

Ouf. Heureusement qu'il aimait la montagne... C'est mieux ça qu'un accident de la route.

T'es dégueulasse de dire ça : il est mort. C'est pas moi qui suis dégueulasse ; c'est la chose. Hors de moi, cette chose

 

tous les cris les s.o.s

crache ton venin

Par pelote le Lundi 6 avril 2009 à 12:41
Ça m'embête de laisser un commentaire sur cet article qui commence à dater, de peur de favoriser un relent amer. Mais ton article est vraiment remarquable. Ton écriture de ce besoin de parler de la mort pour s'en défaire. Je suis un peu clouée, là.
(et j'aimerais bien que de nouveaux mots viennent lui succéder).
Par Anais le Jeudi 21 mai 2009 à 23:40
Juste parce que cet article m'a touché, comme la triste nouvelle m'avait touché à l'époque.
C'est toujours agréable de te lire, même si les mots font mal parfois.
Par . le Lundi 9 novembre 2009 à 23:29
"Dénoue tes sandales car ceci est un lieu sacré où je dis la mort" Albert Cohen.
 

crache ton venin









Commentaire :








Votre adresse IP sera enregistrée pour des raisons de sécurité.
 

La discussion continue ailleurs...

Pour faire un rétrolien sur cet article :
http://asphalte-et-cumulus.cowblog.fr/trackback/2795403

 

<< yesterday | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | pensons à l'avenir >>

Créer un podcast