asphalte-et-cumulus

je ne vous connais pas, je vous frôle, là sur le quai, épaule contre épaule

Mardi 22 décembre 2009 à 22:29

Alors que je partais pleine de bonnes intentions (j'allais tenter d'écrire un nouveau billet, vous vous rendez compte ?!), j'ai été choquée par une toute petite phrase nominale. Cette petite phrase nominale disait :

"Dernière mise à jour effectuée le 10 août 2009."

Je vous laisse imaginer l'effroi dans lequel j'ai été plongée...!   Aucun mot, vous vous en doutez, ne pouvait exprimer ce que je ressentais -oui, le langage est défaillant...

Alors grâce à cette phrase, voici un nouvel article inutile sur Asphalte ! Mais je tiens à souligner que c'est un nouvel article, ce qui n'est pas négligeable. Oui, certes, mais enfin, ma fille, il faudrait peut-être voir à privilégier la qualité sur la quantité...  (en toute mauvaise foi) Ah bon ?

Lundi 10 août 2009 à 15:21

C'est dans avec la plus grande discrétion que nous nous sommes rendus ce matin à l'hôpital de ***, où se trouve depuis plusieurs mois Asphalte-et-cumulus. Après avoir tenté pendant plusieurs heures d'en savoir plus sur l'état de santé de ce fameux blog, surnommé par certains "Asphalte", nous avons fini par rencontrer le professeur ***, qui s'occupe depuis maintenant plus de deux mois du "cas Asphalte". Nous rappelons d'ailleurs que le professeur *** a pris la relève, après l'abandon du docteur ***, qui avait déclaré forfait au mois de juin dernier. C'est donc dans son bureau, une petite pièce située au troisième étage du bâtiment B, décorée sobrement mais avec goût, que le professeur nous a reçus. Ne pouvant nous accorder plus de quelques minutes, celui-ci nous a simplement déclaré :

"Son état est stationnaire, et l'on ne note pour l'instant aucune amélioration. Je ne peux rien vous dire de plus"


Et bien voilà ! C'est ce qui s'appelle de l'information !


Mercredi 15 avril 2009 à 15:46

J'imagine que vous lirez cet article avant le précédent, car c'est sur celui-ci que vous allez d'abord tomber. L'un de mes précepte, au début, c'était "toujours suivre ce qui précède", vous vous souvenez ? C'est un de mes premiers "articles". Et bien là, non. Je veux vous dire : ce post très court me sert juste à vous dire "attention, je viens de mettre un post très long, mais n'ayez pas peur. j'ai fait tout mon possible pour que ça puisse éventuellement ne pas décourager, mais enfin... je ne suis pas synthétique ! j'aurais pu couper mon texte en plusieurs parties, mais je n'en ai pas eu le coeur. Où couper ? comment faire pour que vous lisiez forcément dans le bon ordre ? Alors j'ai mis plein d'espaces... il n'y en avait pas autant quand j'écrivais dans word, mais en transférant sur cowblog, il y a eu une mise en forme automatique, et j'ai laissé tel quel. Je me suis dit que ce serait sans doute moins rebutant."

- Halte aux précautions.
- Oui, je sais.
- La preuve que non.
- Je sais pas faire autrement...
- Bon, d'accord, alors... <= en réalité, il dit ça parce qu'il est bientôt ruiné... haha.

Mercredi 15 avril 2009 à 15:31

À L : " Rien ne tient dans un sms. Contrairement à ce que tu m'as dit un jour, au tout début, je n'ai pas l'esprit de synthèse. Ou alors, il y a trop de choses en moi. -qu'importe, j'écrirai ailleurs, et je te dirai où aller voir."

Sensation tout à fait curieuse, mais qui ne m'est pas inconnue : mes doigts tremblent, et je sens mon cœur cogner contre ma poitrine, comme si j'étais au départ d'une course.

Mais quelle course ?

Je vous assure, je tremble. Peut-être que vous vous en fichez, que vous me prenez pour une idiote. -Mais je ne devrais même pas présumer de vos pensées. Il faut que je me libère d'en truc. Un livre. Oui, encore.

Les Ailes de Sarajevo, de Bill Carter. Fools rush in, en anglais-américain.

Je ne sais pas par où commencer. Par le commencement ? Oui, peut-être, mais lequel ? Le mien, ou celui de l'auteur ? J'ai rencontré Bill Carter. Mais je ne crois pas que lui m'ait rencontrée. Je ne suis qu'une dédicace parmi tant d'autres. Je n'ai rien fait de particulier, rien dit de particulier quand je lui ai tendu son livre -le mien, donc- et que je lui ai dit mon nom. Bill Carter est américain. Il ne pouvait pas savoir l'orthographier. Il m'a donc demandé de l'écrire sur un morceau de papier qui se trouvait près de lui, ce que j'ai fait. J'ai écrit mon prénom, bien sûr, mais aussi mon nom. Je n'aurais jamais fait cela il y a deux ans. D'ailleurs, je ne l'ai pas fait,ce qui a crée une totale incompréhension entre Yves Bonnefoy et moi, quand il est venue dans ma ville pour Le Printemps du Livre. Aujourd'hui, je me fiche complètement de cette dédicace d'Yves Bonnefoy ; Yves Bonnefoy dédicaçait ses livres, mais il fallait lui écrire notre nom sur l'un morceau de papier mis à notre disposition à cet effet. Je n'ai écrit que mon prénom. J'ai beaucoup de mal avec mon nom de famille. Moins aujourd'hui, cependant. Je n'ai écrit que mon prénom, et Yves Bonnefoy a fait la moue en voyant cela, la même moue dégoutée que celle qu'il avait faite à plein d'autres filles avant moi. Ces filles, c'était les filles trop sérieuses qui avaient fait une terminale littéraire entre 2005 et 2007 : celles qui avaient étudié Les Planches courbes de Bonnefoy, et qui avaient eu le malheur et le bonheur d'apprécier. J'étais de celles-là. Et je le suis toujours, même si, j'étais amère après cette dédicace que je considérais sans me l'avouer comme un échec. J'ai toujours eu conscience de la stupidité de la situation. Mais l'important m'a toujours semblé être dans le fait d'avoir trouvé "quelque chose" dans Les Planches courbes et dans leur étude. Aujourd'hui encore, je relis les pages de Bonnefoy, et j'y trouve ce que je cherche.

Mais Bill Carter n'est pas Yves Bonnefoy. Et heureusement. Il n'avait pas prévu de petits papiers à l'usage de ces gens avides de dédicace. Bill Carter, je crois, n'a pas renoncé au contact humain. Si Bonnefoy a fait la moue en voyant que je n'avais écrit que mon prénom sur le morceau de papier, je ne vous dis pas la tête que j'ai fait juste avant, quand j'ai appris par l'une des filles qui se trouvait devant moi qu'il fallait que l'on écrive son nom sur un morceau de papier si l'on voulait avoir une dédicace. Bon, pour la fin de l'histoire avec Bonnefoy, sachez qu'il m'a dédicacé mon livre -le sien- comme il l'a dédicacé à des dizaines d'autres filles, avec une formule tout à fait impersonnelle -et presque illisible : "cordiales pensées d'Yves Bonnefoy", suivi du lieu et de la date précise.

 

Je me demande encore : pourquoi cette frénésie des dédicaces ? J'ai l'impression qu'il s'agit pour moi de saisir ce qui fait que la littérature est vivante. Comme si le simple fait de lire ne me suffisait. Mais bon sang, que me faut-il de plus ?

Un ancrage, sans doute. Comme quelque chose qui me dit que tout cela existe quelque part, dans un être humain.

Et surtout, il y a le fait d'approcher un homme public, connu et reconnu par certains. Je ne vais pas me leurrer, je sais bien que la majorité des gens ignore qui est Yves Bonnefoy. Et lui doit le savoir aussi. Ce qu'il écrit n'est pas à la portée de tous - même si avouer un truc pareil me fait mal au cœur - et en plus, un phénomène étrange fait que l'individu lambda qui se promène dans une librairie ne voit pas Yves Bonnefoy dans les rayonnages. Et dans le meilleur des cas, s'il parvient à le voir, il n'aura pas la curiosité d'ouvrir l'un des ses ouvrages. Que les choses soient claires : je suis un individu lambda. La seule différence avec les individus lambda que j'ai mentionné, c'est que ma cécité ne concerne pas Bonnefoy, mais toute un pléiade d'autres auteurs. Notons cependant que pour pouvoir ne pas voir un auteur, encore faut-il se promener dans les librairies -même si là n'est pas la question.

 

La question est de savoir pourquoi les tremblements de mes mains viennent de me reprendre alors qu'ils avaient cessé depuis plusieurs minutes. Parce que je me suis justement demandé quelle était la question, et que je me suis répondu que la question était de parler de Bill Carter. Il serait temps.

Bill Carter m'a d'abord parlé : il m'a demandé mon nom. Je lui ai dit mon prénom, et comme il ne savait visiblement pas comment il pouvait bien s'écrire, il m'a tendu un papier qui traînait, et m'a demandé de le lui écrire. C'est là que j'ai écrit mon prénom, suivi de mon nom, mais en majuscule, pour éviter toute confusion entre les deux. Il m'a semblé impensable de ne mettre que mon prénom et de ne pas décliner ma complète identité. Effet Bonnefoy ou effet L ? Les deux, sans doute. Je lui tend le papier ; j'entends encore très distinctement les deux derniers mots de la phrase qu'il a prononcé : "this is your name ?". "Your name" : américain au possible, et absolument magnifique.

Je suis une fan - non hystérique mais bel et bien de base.

Bill Carter a écrit dans le livre : "For -my name- All the best, Bill Carter", suivi de l'année et du lieu.

Et bien je vais vous avouer un truc : je préfère qu'on me dise "All the best" que "cordiales pensées" : ça a nettement plus de classe.

Autrement dit : je jubilais. Et encore, je n'ai pas parlé de ces instants d'avant la dédicace, ceux où j'hésitais entre le oui et le non, complètement euphorique et parfaitement stressée, comme si la décision d'acheter Les Ailes de Sarajevo et de le tendre à son auteur allait changer le cours de ma vie.

 

J'ai revu Bill Carter le lendemain matin, toujours sans qu'il me voit. Le Printemps du Livre organisait ce qu'il a coutume de nommer une "rencontre". J'avais déjà assisté à des "rencontres", alors j'ai foncé. J'avais tout un tas de raison de ne pas y aller : premièrement, la rencontre avait lieu un dimanche matin, et il fallait donc que je me lève -pas gagné. Deuxièmement, nous avions une invitée à la maison depuis la veille, et je ne voulais pas qu'elle ait l'impression que je la boudais en désertant au plus tôt la maison. Troisièmement, il pleuvait, et je savais qu'il me faudrait une bonne vingtaine de minutes de marche pour aller là où avait leu la "rencontre". Ce qu'il y a de fou, c'est que même a posteriori, je trouve ces trois raisons totalement valable. Mais sur la balance de mon jugement, voir encore une fois Bill Carter et en apprendre plus sur la guerre à Sarajevo pesait légèrement plus lourd que tout le reste. J'aurais donc l'air fatiguée à cause du manque de sommeil, je passerais pour une fille mal éduquée et, accessoirement, je serais trempée... Non, rien de tout cela n'arriverait, car j'aurais assisté à la "rencontre", et cela me rendrait totalement imperméable à tout ! - Mais bien sûr !

La rencontre fut au delà de mes espérances, parce qu'à peine arrivée, j'ai dû revoir mes espérances à la baisse. Je suis habituée à faire cela, et je conseille à tout le monde de aire pareil : revoir ses espérances à la baisse permet de réduire la déception, le mieux restant tout de même de ne pas trop espérer à l'avance, et de se préparer au pire. Cela dit, ce n'est pas facile. A peine arrivée, disais-je donc, j'entends qu'il est question que l'on visionne un film. Et pas de Bill Carter en vue, simplement des techniciens qui s'affairent, parce que l'image projetée sur l'écran est beaucoup plus grande que l'écran lui-même. Qu'importe, je m'assois. Je vais voir un film, et ça sera toujours une expérience intéressante. Je ne sais même pas de quoi parlera le film : est-ce une interview filmée de Bill Carter ? Un documentaire ?

C'est un documentaire. Et pas n'importe lequel : Miss Sarajevo, réalisé par Bill Carter. J'en ai entendu parlé : ce documentaire est complémentaire au livre. Mieux : il est antérieur au livre, et le livre en "révèle l'incroyable genèse", pour reprendre les mots de la couverture de celui-ci. Parfait : je dépasse déjà mes exigences revues à la baisse, les seules que j'avais en tête.

Et Bill Carter arrive : c'est une projection en présence du réalisateur, comme on dit. Excellent. Plus la peine de de parler de mes espérances : même si je ne les avais pas revues à la baisse, elles auraient été dépassées.

"On" regarde le film. "on" est un groupe mixte d'une quarantaine de personnes, à mon avis, composé en majorité de gens âgés de plus de cinquante ans. Mais on est attentif, et ému. On voit d'autres gens, mais des gens dans la guerre, qui disent leur histoire et leur incompréhension, avec un humour noir indéfinissable.

Ensuite, Bill Carter est interrogé par un homme, peut-être un journaliste, et qui est loin d'être le dernier des imbéciles. Ça change de la "rencontre" à laquelle j'avais assisté la veille, où le "poète" interviewé était tout aussi insipide que celui qui était chargé de le questionner. Bill Carter est assisté d'une traductrice, mais je suis ravie de constater que je n'ai pas besoin d'elle : je comprend ce qu'il dit. Et même plutôt bien : je n'aurais jamais pensé à cela. Que se passe-t-il ? On m'aurait donc accordé le don de comprendre l'anglais pendant deux heures, un dimanche matin ? Merci.

Je suis toujours fan, et toujours sans aucune hystérie : j'adore l'accent de Bill Carter. Je ne m'en lasse pas. Et j'assume : n'en déplaise aux fervents défenseurs de la langue anglaise purement shakespearienne que je connais, l'accent américain est beau. Bill Carter, du moins à mon sens, ne baragouine pas une sorte d'anglais défiguré : il parle une langue qui n'est pas la mienne, mais que je trouve très agréable à entendre. Bien plus que celle que parlent tous les professeurs d'anglais que j'ai pu avoir, et que j'ai encore.

 

Je ne tremble plus. Parler de la langue anglaise m'a totalement apaisée. Même en repensant au livre lui-même, la sensation initiale ne revient pas. Éclipsée, la trouille que j'avais tout à l'heure. Il faudrait pourtant que je la retrouve, pour parler du livre. C'est simple ; très simple. Il suffit que je finisse le livre. J'ai commencé à vous écrire quand j'ai su que j'avais besoin de m'en libérer. Enfin, je dis ça, mais je dois avouer que depuis trois jours maintenant, il m'est bien difficile de m'en dépêtrer : la guerre, dans tout ce qu'elle a de plus affreux, est de plus en plus présente et écrasante dans le livre. Et puis il y a ce que j'appelle les "coups bas" fait à Bill Carter, et la présence de plus en plus éminente de la folie, qui vient saturer le texte. Mais je crois que le pire, c'est de lire ce qui est infligé à l'homme -en général.

On finit par étouffer. "L'enfer de Dante pour la génération MTV". C'est ce qui était écrit sur le bordereau commercial du livre. Et bien si au début je n'étais pas d'accord, je le suis pleinement maintenant.

 

Il faut peut-être que j'explique un peu ce qu'a fait Bill Carter. Bill Carter est parti à Sarajevo pendant que la ville était assiégée, au début des années 1990. Il est entré en contact avec une sorte d'organisation humanitaire, puis est entré en Bosnie. Il a vécu là-bas pendant des mois, parmi les habitants de Sarajevo, exposé tout autant qu'eux à la mort, aux tirs des snipers. Pourquoi ? Parce que. Il avait ses raisons, que sa raison ignore encore en partie. Il était là-bas, et cherchait juste à survivre, comme les sarajéviens. Parce que chercher à survivre là-bas était sans doute plus facile pour lui que de chercher à vivre aux États-Unis.

Le monde ne semblait pas correctement informé de ce qui se passait à Sarajevo. La preuve : savez-vous qui combattait contre qui pendant la guerre de Bosnie ? Pourtant, je suis sûre que vous savez qu'elle a eu lieu, et que "beaucoup de gens sont morts". Quand je dis "vous", je pense m'adresser à des personnes de ma génération : j'avais trois ans quand cette guerre a débuté, autant dire que je ne me souviens de rien du tout. Logiquement, vous non plus, et vous n'avez pas eu l'occasion de vous renseigner plus que ça. Bon je sais qu'il y a au moins une personne qui n'est pas de ma génération et qui lit ce blog : mais que sait-elle de cette guerre ? Ce qu'ont bien voulu lui en dire les journalistes. Que ce soit clair : j'ai un sérieux problème avec les journalistes (c'est de famille) : je ne supporte pas la bouillie qu'ils nous servent en permanence. Renaud les appelle les journaleux : ça me va tout à fait. Je veux bien que tous ne soient pas à mettre dans le même sac : Bill Carter le concède aussi. Mais tout de même... les exceptions me semblent rares, et j'avoue avoir du mal à m'orienter dans le dédale des sources d'information. Durant la guerre de Bosnie, et surtout durant le siège de Sarajevo, Bill Carter a pensé à un truc tout bête : faire en sorte que des gens normaux vivant la guerre parlent à des gens normaux ne vivant pas la guerre. Puis Bill Carter a fait quelque chose : quelque chose d'assez incroyable. Il a réussi a contacter le groupe U2, qui allait entamer une tournée européenne, et leur a proposé de retransmettre à chacun de leur concert le témoignage d'un habitant de Sarajevo, qui serait fait en direct. U2 a accepté.

Carter parle de tout cela dans Les Ailes de Sarajevo, mais il parle aussi de beaucoup d'autres choses. En fait, je crois surtout qu'il parle d'êtres humains, et qu'ils les montre : les gens me semblent être au centre du livre. Les gens, ce qu'ils pensent, ce qu'ils vivent, ce qui leur est arrivé, ce qu'ils taisent et ce qu'ils disent. Et peut-être surtout : à qui ils le disent.

 

Ce qui est étrange, au fond, c'est tout ce que ces gens que nous ne connaissons pas ont dit à d'autres gens que nous ne connaissons pas plus, toutes ces paroles échangées, nous pouvons les lire, en prendre connaissance, alors qu'elles ne nous ont jamais été destinées personnellement. Au départ, les gens ont parlé à Carter en tant que Sarajéviens, parfois en vue du documentaire qu'il avait l'intention de faire. Il me semble que dans ces cas-là, même si leurs propos ne nous étaient pas personnellement destinés, ils étaient bel et bien destinés à "quelqu'un", et qu'il n'y avait aucune raison pour que ce quelqu'un ne soit pas nous, justement. Mais souvent, je crois, les gens lui ont parlé en tant qu'amis. Et vice versa : lui aussi a dit certaines choses à des personnes qu'il considérait comme ses amis. Je me demande s'il a vraiment mesuré tout ce que cela impliquait : nous ne sommes pas ses amis, et nous en savons autant qu'eux sur lui. Il y une espèce de voyeurisme dans ce livre, au fond : c'est bien Bill Carter qui nous parle de lui. On pourra dire qu'il nous parle de Sarajevo et de sa population, de la guerre, du fonctionnement de l'humanitaire, du "journalisme", mais il nous parle avant tout de lui ; d'abord parce qu'à travers tous ces "thèmes", il se montre en nous dévoilant ce qui le touche, mais aussi parce que pour expliquer sa présence à Sarajevo, il est obligé de raconter sa propre histoire, et qu'il ne peut pas passer sous silence certains évènements -même s'il a pourtant tenté de le faire lorsqu'il a commencé à écrire...

 

Alors voilà... je ne serais finalement pas allée tout à fait dans la direction que je souhaitais prendre au début : je ne suis pas sûre de m'être "libérée" de ce livre. Toujours est-il que j'en ai parlé, et que pour l'instant, je suis calme. Il me reste encore quelques pages à lire, mais elles ne pourront pas m'oppresser comme toutes celles que j'ai lues avant : Carter n'est plus à Sarajevo, il ne peut donc plus être détruit par l'adrénaline (celle que provoque la guerre, dans laquelle il y a de la peur, de l'inconscience, de la folie, de la mort et surtout, des tensions incompréhensibles et larvées). Il reste bien sûr tout un tas d'autres choses qui pourraient le détruire. Le chagrin par exemple... sauf que la destruction par le chagrin, on voit en gros ce que ça peut être ; la destruction par l'adrénaline, on est loin de s'imaginer à quoi ça ressemble. En y réfléchissant bien, c'est peut-être de cela dont je voulais me libérer : d'avoir ressenti ce qui pouvait s'apparenter à la destruction par l'adrénaline. Je voulais m'écarter du livre, mais en même temps, je ne pouvais me résoudre à rester "sans savoir" ; écœurée et excitée à la fois.

 

Vendredi 20 février 2009 à 20:34

Les idées s'associent étrangement, et tout finit par concourir au même point. Hier encore, on me dit « Écoute Brassens ! C'est dingue, le débit qu'il a ! » Je pense « débit de l'eau, débit de lait ». Je pense Bobby Lapointe. Je pense système binaire oui, mais aussi système bibinaire ! Et je pense à lui, lui n'étant évidemment pas Bobby Lapointe, même si lui, comme Bobby Lapointe, est mort. La différence entre Bobby Lapointe et lui, c'est que lui est mort il y a une semaine.

 

Mes propos, je crois, n'auraient pas de poids si je ne disais pas qui est ce lui. Lui, c'est mon professeur de mathématique de première. C'est sous cet angle là que je l'ai connu -et non, je n'ai pas fait exprès, pour le jeu de mot entre mathématique et angle.

 

Autant le dire tout de suite, la mort n'est jamais tombée vraiment très près de moi. Je n'ai jamais ressenti, je crois, un sentiment de malaise aussi fort que celui que j'ai ressenti l'autre jour, quand j'ai appris que mon ancien prof était mort. J'essaie de me souvenir, mais je suis sûre, je n'ai jamais éprouvé cela. La mort était donc tombée si loin de moi, toutes les autres fois ?

 

Nous étions toujours quatre en cours de mathématiques avec monsieur D. Nous n'étions toujours que quatre, car nous n'étions que quatre à avoir choisi cette option -l'option math en section littéraire, il faut bien dire ce qui est, n'est pas des plus demandée ; beaucoup considèrent que c'est une folie, et certains autres considèrent que c'est une trahison : on est là pour faire de la littérature pas pour pactiser avec l'ennemi. Pour ma part, j'ai toujours pensé que c'était une folie vu ma difficulté à comprendre des concepts aussi abstraits que ceux des mathématiques. Je n'ai jamais su ou pu voir où on voulait en venir, et je n'ai jamais su ou pu me dire que je pouvais faire des mathématiques sans savoir où on voulait en venir. D'où mon rapport conflictuel avec elles.

 

Bien sûr, ne vous attendez pas à ce que je vous dise, sous prétexte d'éloge funèbre, que monsieur D. a été celui qui m'a fait aimé les mathématiques. Ce n'est pas vrai. Monsieur D a été mon professeur pendant un an, il a suivi le programme, parfois j'ai aimé, parfois j'ai compris, mais aujourd'hui, je crois que des mathématiques de première L, je n'ai rien retenu. Si j'ai retenu une chose de ces heures passées en salle 101 (tiens, je me souviens donc aussi du numéro de la salle !), c'est cette ambiance si particulière des cours en groupe très réduit : il y a avait elle, elle, elle, moi, et lui. C'est tout. Elle et elle n'aimaient pas trop lui. Elle l'aimait plutôt bien, car lui l'aimait beaucoup. Moi, j'aimais bien lui, et lui ne m'aimait sans doute pas plus que ça, excepté peut-être parce qu'entre ses quatre élèves de l'option math, c'était moi la meilleure. On a beau dire, ça aide.

 

Là encore, pas d'éloge funèbre : j'avais avec lui une relation qui s'apparente à la relation la plus normale qu'il puisse y avoir entre un élève et un professeur. Jamais je ne me suis confiée à lui. Jamais il ne nous a dit quoi que ce soit de sa vie privée. Un prof exemplaire, un prof normal. Tout simple. Peut-être un peu plus intéressé par l'informatique que le prof quinquagénaire moyen d'aujourd'hui, et peut-être aussi un peu plus étrange aussi, toujours pieds-nus dans ses sandales.

 

Et aujourd'hui, je suis sûre que si je reparlais de lui à un ancien du lycée, je dirais, malgré moi : « tu sais, celui qui était toujours pieds-nus dans ses sandales ».

Et je me haïrai. Je me haïrai de l'avoir réduit à cela dans un but stupide, faire passer une information.

 

Faire passer une information qui, d'ailleurs, n'a pas à passer. Car fondamentalement, ma vie n'aurait pas changé si je n'avais pas su que monsieur D était mort, j'aurais continué à penser, jusqu'à ma mort à moi, qu'il était vivant, ou du moins à ne pas me douter qu'il était mort.

Mais je le sais. On me l'a dit ; on m'a annoncé la mort pour se débarrasser d'elle, comme on recrache un fruit qui a un drôle de goût. Mais quand on recrache, il est trop tard : on a déjà goûté, et le goût du fruit reste dans bouche, quoi que l'on fasse. C'est dégueulasse, et ça ne passe pas. On aurait presque pu garder le fruit dans sa bouche, en fin de compte, ça n'aurait rien changé. Au moins, d'autres ne l'auraient pas goûté... Sauf que l'on ne pense pas à cela, dans l'immédiat. Dans l'immédiat, on recrache, on se dit « c'est affreux, hors de moi cette chose ». J'ai fait pareil : j'ai recraché : j'ai dit à la première personne que j'ai vue : « Et puis mon prof de math de première est mort ». Comme ça. Comme le dernier et le plus intense de mes maux.

La personne en question, cependant, ne l'avait pas connu, lui. Tant mieux : elle n'allait pas sentir cet affreux goût que je sentais moi, même si je me mettais à découper ce fruit et à le lui faire manger à la petite cuiller.

 

Bien sûr, je pourrais prévenir elle, elle et elle. Mais à quoi bon ?

 

Maintenant, cela ne me soulagera plus. J'ai eu le temps de digérer la nouvelle comme on dit. Remarquez comme tout s'accorde bien ; je parlais de fruit, et maintenant, de digestion. Non, il n'y a rien de répugnant dans tout cela. Cela n'est pas objectivement répugnant : c'est juste infect pour moi.

 

Le goût finira bien par passer.

Ou par s'atténuer.

D'ailleurs, je crois qu'aujourd'hui, si l'on me parlait de débit, je ne penserais plus à Bobby Lapointe, et, si du moins j'y pensais, je ne ferais peut-être pas l'association entre lui et monsieur D, qui nous avait parlé de l'idée géniale de Bobby Lapointe, le système bibinaire.

 

Je ne reproche pas à la personne qui m'a dit « monsieur D est mort » de me l'avoir dit. Je comprend. Que pouvait-elle faire d'autre ?

Hors de moi cette chose

Et d'ailleurs, la personne qui lui a dit n'a-t-elle pas fait pareil ?

Hors de moi cette chose

Jamais, dans cette histoire-là, on ne s'est dit « il faut qu'il -ou qu'elle- sache que monsieur D est mort ». Toujours, de mon point de vue au moins, on a pensé :

Hors de moi cette chose

 

Mais toujours la chose est restée,

Dégueulasse et infecte.

 

Et moi, que suis-je en train de faire ? Toujours pareil :

Hors de moi cette chose

 

Qui lira cela ?

Certainement pas elle, ni elle, ni elle. Heureusement.

La personne qui m'a dit « Monsieur D est mort » ?

Sans doute. Mais qu'importe, je ne lui en veux pas. Je sais bien qu'il aurait de toute façon fallu que je l'apprenne un jour ou l'autre. Si le ton est amer, c'est parce que la chose est amère. Rien d'autre.

 

Monsieur D, si ça se trouve, est mort heureux : comme on dit pour se consoler, « il est mort en faisant ce qu'il aimait ».

 

« - Monsieur D est mort.

- Hein ? Comment ?

- Accident de montagne »

 

Ouf. Heureusement qu'il aimait la montagne... C'est mieux ça qu'un accident de la route.

T'es dégueulasse de dire ça : il est mort. C'est pas moi qui suis dégueulasse ; c'est la chose. Hors de moi, cette chose

 

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